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        Chinois ou pas ? 18ème ou 19ème ?
     Chinese or not? 18th or 19th century?

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Même après avoir collectionné des éventails pendant des décennies, il arrive que l'on garde quelques illusions (jeunesse de cœur peut-être ?), que l'on ait des doutes (sagesse de la vieillesse ?) ou,  pire, qu'on ne se rappelle plus quand et où on a vu un objet (décrépitude avancée ?). Quoi qu'il en soit, nous aimerions connaître l'avis de nos aimables visiteurs, si longtemps négligés. L'éventail que nous montrons ici a été présenté dans la vente récente où nous l'avons acquis comme un "éventail décoré de caractères chinois et d'oiseaux dans les branches au revers" avec "branches en os sculptées et ajourées. 28x5 cm. Fin XIXème début XXème siècle" .

Lorsque les commissaires-priseurs sont présentés dans les programmes télévisés comme des experts, ceux qui fréquentent les salles des ventes rient doucement (dont en France les "commissaires de justice", nouveau nom des "commissaires priseurs" désormais intégrés à la masse des huissiers. On sait tous qu'une telle omniscience ne serait possible qu'à Dieu lequel, à notre connaissance, n'a jamais pris ici-bas d'autre profession humaine que celle de charpentier. Nous ne blâmons donc pas la personne qui a ainsi décrit l'éventail que nous montrons ci-dessous.

Intéressons-nous d'abord à sa monture (qu'en anglais on traduit souvent à tort par "mount". Mount est un ancien nom pour feuille. Monture signifie l'ensemble des bâtons et des panaches). Cette monture date incontestablement du milieu du XVIIIe siècle, et sa facture ainsi que sa taille de 28,5 cm suggèrent une production anglaise... ou destinée au marché anglais. Il faut en effet rappeler qu'en France notamment les éventaillistes adaptaient leur production aux goûts des pays vers lesquels ils exportaient leurs marchandises. Georgina Letourmy, p. 91 de sa thèse de 2006
(consultable en bibliothèque), rappelait ce que disait un professionnel de l'époque : "A Paris, on fabrique beaucoup d'éventails qui imitent si parfaitement ceux des pays étrangers que les ouvriers eux-mêmes ne peuvent les distinguer". (BnF, Manuscrits occidentaux, fonds Joly de Fleury 2018 fol 261). Et l'auteur de ces lignes, dans sa propre thèse de 2015 (p. 91-92, disponible en ligne), écrivait :

Déjà en 1760, le Journal de Commerce (Bruxelles) faisait la publicité du sieur Guyot, « fabriquant d’éventails à Paris, rue Quincampoix », qui disait avoir …une fabrique de toutes sortes d’éventails, tant en bois qu’en os, ivoire & nacre, ainsi que de toutes sortes de feuilles peintes et imprimées façon de Paris, & à l’imitation de celles d’Angleterre, dont une partie leur est supérieure pour le dessin & la beauté de l’enluminure
(Journal du Commerce 1760, p. 195).
Une autre annonce de la même publication, deux ans plus tard nous apprenait que
"… M. Modeste Rousse [qui deviendra Modesto Rous en Espagne!], Fabricant d’éventails à Paris […] excelle dans le goût nouveau qu’il donne à ses ouvrages, principalement dans les évantails riches, comme évantails de nacre, d’yvoire, d’écaille moulée et non moulée, pour la Hollande, l’Allemagne et l’Espagne. Il dirige les hauteurs pour chaque pays. Il fait aussi les éventails communs en os & bois des Indes, & leur donne le goût le plus à la mode, le tout à juste prix. […] Il fournit, comme faisait son beau-père, la Cour d’Espagne et de Portugal
(Journal de Commerce 1762, p. 172).


C'est assez dire que si le style et les dimensions nous éclairent sur la date de fabrication, il est parfois bien difficile de savoir où un éventail a été fabriqué, surtout quand il s'agit d'un objet de goût anglais, à une époque ou l'anglomanie commençait à se répandre dans la société française. Quoiqu'il en soit, chacun conviendra que la monture que vous avez sous les yeux ne saurait être "fin XIXème-début XXème".

détail monture

Mais ce qui nous amène à vous interroger, c'est la feuille. Celle-ci représente en effet une scène de palais caractéristique des éventails dits "mandarin", ou parfois "de Canton", ou encore "mille visages" (en français... Les anglosaxons, plus réalistes, parlent de "one-hundred faces"). La meilleure étude sur ce sujet est à notre sens celle réalisée par notre regretté ami Thomas DeLeo.  Nous lui emprunterons ci-dessous quelques images et quelques réflexions.

Si l'on associe généralement à l'éventail "mandarin" les personnages à tête d'ivoire appliquée, ces motifs semblent reprendre des modèles connus avant les éventails  sur la porcelaine ou sur des objets en bois, comme des paravents,  pour lesquels l'expression "cent visages" aurait été utilisée en premier
(cf. Brigitte Nicolas, Un brin de panache, Musée de la Compagnie des Indes, 2019, p.78). Les images ci-dessous sont prises dans Thomas DeLeo ("The Mandarin Pattern"
, FANA Journal Fall 2020, p. 43 -porcelaine, c. 1720- et p. 45 -paravent, fin 18ème siècle- ).

porcelaine  paravent


On trouve également ce type de représentations sur des d'éventails dès le 18éme siècle, à l'exemple de ceux montrés par Thomas DeLeo
(op. cit, p. 28), qu'il date de la dernière partie du 18ème siècle, ou d'une autre paire, faisant référence à Qiu Ying (1494?- 1552) mais plus proche de 1800 (collection CPHB) dont un détail est reproduit ci-dessous.

Qiu Ying

Mais revenons à la feuille qui motive cette question ! En voici ci-dessous un détail. La feuille paraît imprimée et décorée à la gouache légère. Il est bien sûr intéressant de la comparer à une feuille d'éventail "mandarin" courant. L'inspiration est évidemment la même.

détail feuille

mandarin

Mais qu'en est-t-il exactement ? Lequel copie l'autre ? Si la feuille de l'éventail à la monture c. 1760 lui était contemporaine, il s'agirait d'un rare prototype ayant pu servir de modèle aux éventails "mandarin" du XIXème siècle, tout comme la feuille d'après Qiu Ying (?) montrée plus haut. Si l'éventail "mandarin courant" précède l'autre feuille, comme nous pouvons le penser,  notre éventail est un très habile et harmonieux mariage entre une monture européenne mi-XVIIIème siècle et une feuille de chinoiserie tout aussi européenne mais plus jeune d'une centaine d'années. Thomas DeLeo, dans l'article cité plus haut montre (p.39, photo ci-dessous) une feuille européenne de chinoiserie mariée vers 1870 à une monture datant des années 1770 ou 80. Il montre aussi (p. 38, autre photo ci-dessous), une publicité pour une maison espagnole proposant dès 1853 des feuilles de style mandarin.

pub mariage

En regardant le revers de notre éventail, nous ne sommes guère plus avancés. Cet oiseau branché (un vanneau huppé ?) correspond bien par son style à ce que l'on retrouve souvent au revers de certains éventails chinois, que Thomas DeLeo rattachait à l'école de Macao.  Le revers est manifestement chromolithographié. En travaillant sur ce sujet, j'ai trouvé un éventail similaire
(voir ci-dessous) qui figure dans le catalogue Chine-Chinoiseries au château de Maisons, une excellente exposition (novembre 2005 à janvier 2006) organisée par feu Michel Maignan et le Cercle de l'Eventail . C'était, je pense, la dernière occasion que nous avons eue de rencontrer Rae, la compagne du cher Tom DeLeo. Cet éventail, prêté par Lucie Saboudjian (experte et marchande spécialisée bien connue) figure p. 107 sous le n° 72. La monture serait chinoise du début du XIXe siècle, et la double feuille chromolithographiée de la fin du siècle. Si le revers est totalement différent de celui que nous montrons, il est de la même inspiration. Quant à la feuille, elle a une bordure qui n'existe pas sur notre éventail ; mais l'essentiel semble identique.

reversface


revers LS Maisons                                   face LS Maisons


Hélas, la qualité des photos ne permet pas de conclure définitivement. Le mariage entre une belle monture du XVIIIème siècle et une feuille imprimée bien plus tardivement reste très intéressant. Ces éventails ont-ils été commercialisés en masse ? Par quel éventailliste ? Avez-vous d'autres éventails avec cette même feuille? Avec quel revers et quel genre de monture ?... Pouvez-vous nous donner votre avis sur l'origine et la datation précise de ces feuilles imprimées ? Comme vous pouvez le voir, en paraissant donner une réponse à la question initiale, j'en ai suscitée de nouvelles. N'ayez pas peur de  faire des erreurs : vous n'en ferez jamais autant qu'un commissaire-priseur !

P. H. B. décembre 2022



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