Le
monde entier connaît maintenant la marque Louis Vuitton, qui après une
existence autonome de plus d'un siècle s'est d'abord trouvée regroupée
avec les champagnes Moët et Chandon sous l'acronyme LVMC puis, il y a
une vingtaine d'années, a rejoint les restes de l'empire Boussac
(Christian Dior, le Bon Marché etc.) dans le groupe fondé par l'un des
condottiere de notre temps : Bernard Arnault.
La saga de la maison Louis Vuitton a été souvent relatée. Louis Vuitton
nait en 1821, dans un village à 400 kilomètres de Paris. Il travaille
avec son père, meunier et menuisier. En 1837, il se rend à pied à
Paris, et s'engage comme apprenti chez un
"layetier-emballeur-malletier", professionnel qui s'occupe des bagages
des riches voyageurs. Il apprend à fabriquer des malles et travaille
même pour l'impératrice Eugénie. En 1854 il crée son entreprise
(boutique au 4 rue Neuve des Capucines à Paris, puis atelier à
Asnières, où se trouve aujourd'hui un musée Louis Vuitton). Il fonde
son succès sur la création de malles plates, que le développement du
chemin de fer permet, alors que les malles placées au dessus des
voitures à chevaux étaient bombées pour faciliter l'écoulement de l'eau
de pluie. L'entreprise se développe avec l'aide du fils de Louis,
Georges. La boutique parisienne se déplace au 1, rue Scribe. Georges
prône un développement international. C'est pourquoi une succursale est
ouverte à Londres en 1885, d'abord dans Oxford Street puis en 1889 sur
le Strand.
Mais où sont les éventails dans cette histoire ? Ils sont dans les
mains des clientes... et donc dans les malles de Louis Vuitton. En
effet, dès 1856, si nous en croyons Yann Kerlau (Les dynasties du luxe,
edi8, 2016) : "Les nouvelles malles Vuitton, d'un beau gris Trianon,
sont livrées aux Tuileries. Pour la première fois, des casiers pour les
gants et les
éventails y ont été aménagés dans les parties latérales,
procédé ingénieux qui enthousiasme l'impératrice". Cette particularité
subsistera pendant des dizaines d'années. Nul doute que les ateliers
d'Asnières chargés des commandes spéciales peuvent encore (moyennant un
coût non négligeable !) vous fabriquer des malles avec compartiments
pour vos précieux éventails.
Mais c'est plus tard qu'apparaissent des éventails "Louis Vuitton".
Le
21 décembre 2016, l'étude Coutau-Bégarie vendait à l'Hôtel Drouot un
éventail ainsi décrit, sous le lot 316 :
Louis Vuitton malletier. vers 1880. Eventail plié, feuille double en
papier imprimé sur la face d'une scène galante dans le goût du
XVIIIe siècle. Au revers, une élégante est assise parmi ses malles
siglées de la célèbre maison. A gauche, une vue de l'immeuble
accueillant la boutique de Louis Vuitton "Trunks ans bags 149 New Bond
Street" à Londres, et à droite une vue de l'immeuble parisien, 1 rue
Scribe.
Eventail E. Ganné. Monture en bois, panaches vernis. Les panaches
estampés et argentés. Bélière. H.t. 24,8 cm/H.f. 16 cm.
Cette description, pour le reste parfaite, est cependant erronée en ce
qui concerne la datation de l'éventail. En effet, si Georges Vuitton a
souhaité très tôt s'installer à cet endroit, son père était réticent.
Et quand le décès de son père en 1892 donna à Georges des coudées
franches, c'est le propriétaire (peut-être le duc de Westmister,
propriétaire d'une bonne partie du quartier ?) qui refusa, trouvant que
le locataire n'était pas de qualité suffisante... Finalement le
bail ne fut donc signé qu'en 1900 (c.f. Yann Kerlau, op. cit.). Cet éventail ne peut
donc être antérieur.
Ces éventails, sans être très courants, ne sont d'ailleurs pas
rarissimes, et on en trouve à l'occasion en vente chez les marchands
spécialisés ou dans les ventes aux enchères. Donnons en quelques
exemples :
- Christie’s Sale 6701 Fans 13 December 1994, London, South Kensington
Lot 18 Louis Vuitton a lithographic advertising fan in brown published
by J. Ganne, overstamped The Cunard Steam Ship Company Limited, the
verso with a chromolithograph of couples fishing, with wooden sticks -
9in. (24cm.), circa 1900 (slight tear to leaf) See illustration
Estimate GBP 150 - GBP 300 (USD 234 - USD 468) Price realised GBP
187 USD 292
- Christies Sale 9425, 2
July
2002, London,
South Kensington FINE NEEDLEWORK, COSTUME, TEXTILES AND FANS Lot
385 An Art Nouveau Louis Vuitton advertising fan, the paper leaf
printed... estimate £300 - £500 ($458 - $764) price realized £494 ($754)
- O'Gallerie (Portland, Oregon, Canada), 30/04/2007
Lot 0407-0171: LOUIS VUITTON ADVERTISING FAN IN DISPLAY CASE,
French, early 20th century. The paper hand fan has images printed on
both sides: one advertising Louis Vuitton luggage in brown print, the
opposite side with illustrated song printed in colors. Case dimensions:
15.5"H x 23.5"L x 1.75"W.
$650 internet bidder live auction
- eBay, 28/06/2010, "rarissime
éventail publicitaire ancien LOUIS VUITTON
Bois pour le manche et papier, décor d'une femme richement habillée et
assise sur des malles Vuitton de face , devantures des deux magasins
Vuitton à Paris et Londres et au verso de l'éventail paroles et
illustrations d'une chanson intitulée LA BERGÈRE deux déchirures à
recoller en bas à gauche (voir photo 2), sinon bel état de
conservation" vendu
352,00 €.
- un éventail avec la chanson "la Bergère" était à nouveau sous le feu
des enchères le 1er mars 2011 à Toulouse (Primardéco) mais nous
ignorons s'il s'est vendu et à quel prix.
Il
faut noter que pour tous ces éventails, la feuille principale, que nous
appelons "face" ou "recto" est celle sans publicité. Comment
l'identifions-nous ? Grâce au panache, décoré de ce côté alors qu'il
reste nu au verso ! Grâce aussi au décor
changeant : couples à la
pêche, scène galante, chanson imprimée (dans les trois cas cités
ci-dessus, il
s'agit de "la Bergère"). A l'évidence, les dames de l'époque, à la
différence de celles d'aujourd'hui, ne voulaient pas se transformer en
supports publicitaires, et le commerçant cherchait à faire en sorte que
toutes les clientes ne sortent pas de sa boutique avec le même cadeau,
d'où ces variations.
L'un de ces rectos est d'ailleurs de meilleure qualité (à notre sens)
et témoigne bien de l'époque de fabrication. Il s'agit d'un éventail de
la collection d'Hélène Alexander (The Fan Museum, Londres), décrit
comme suit :
"Folding fan advertising Louis Vuitton c.1900
France - Measurements Length: 25cm Depth of leaf: 14.9cm - The Fan
Museum Trust -The Fan Museum, HA Collection LDFAN2015.5 Copyright
Licence All rights reserved"
et visible ici.
L'attractive face de cet éventail montre une jeune femme respirant un
pavot, d'allure très "Art Nouveau". Mais son revers semble bien être
identique à celui des divers éventails listés ci-dessus.
Après cette entrée en matière, nous allons étudier plus en détail
l'éventail de cette série qui se trouve dans notre collection. Comme on
le faisait sans doute dans les boutiques de la rue Scribe ou de New
Bond Street, nous commencerons par en regarder la face... laissant pour
la suite ce qui intéresse certainement davantage les amateurs du 21ème
siècle, c'est à dire la publicité pour Louis Vuitton. On le voit, il
s'agit ici de l'amusante chanson bien connue du Roi Dagobert "qui a mis
sa culotte à l'envers". L'image illustre le troisième couplet : " Le
bon roi Dagobert / Chassait dans les plaines d'Anvers / Le grand Saint
Eloi / Lui dit "O mon roi ! Votre Majesté / Est bien essoufflée" /
C'est vrai lui dit le roi, / Un lapin courait après moi".
CPHB 2013 © P.H. Biger
Même
si des adultes peuvent s'amuser à chanter une telle chanson (y
compris dans une version paillarde que nous ne donnerons pas ici),
c'était en 1900 (comme de nos jours) une chanson pour enfants. Lors de
sa création, vers 1790, c'était "probablement comme une moquerie de
Louis XVI, peut-être à la suite de son installation forcée à Paris"
(Claude Duneton, Histoire de la
Chanson Française, Le Seuil, 1998, tome 2, p. 116-118).
L'air (clé du Caveau n° 209) est plus ancien : c'était un air de
chasse, la Fanfare du grand cerf.
Peut-être trouve-t-on cette chanson, comme celle de Malbrouk, sur des
éventails de l'époque révolutionnaire ? Ces
éventails à partitions sont d'un grand intérêt. C'est à juste titre que
notre ami Jean
Bisson a, début 2019, convié le Cercle de l'Eventail (Paris), a
entendre ces airs tout en admirant les éventails supports. Mais c'est
ici le verso de l'éventail qui attire l'attention de
l'amateur contemporain.
Ce revers, déjà décrit plus haut, comporte trois cartouches séparés et
des textes. Le cartouche central montre une femme en costume de voyage
assise sur une malle, devant un ensemble de malles et sacs marqués
L.V. London. A gauche, le magasin du 149 New Bond Street à Londres
"opposite Conduct Street". La mention "Telephone" figure, mais sans
numéro. A droite, le magasin de Paris, 1 rue Scribe avec numéro de
téléphone (239-48). Ces cartouches sont entourés de motifs
floraux
distrètement Art Nouveau et en bas figurent, au dessous des deux images
des magasins, les textes : "Louis Vuitton Trunks and Bags" et
"Louis
Vuitton Articles de Voyage". En bas à droite, on note aussi
l'inscription "J. Ganné, Eventails, Paris". Il s'agit d'un
éventailliste bien connu, qui avait pris la succession de Rabiet (dont
nous étudions un éventail dans notre page du Monstre
et du Magicien).
CPHB 2013 © P.H. Biger
Que peut-on dire de plus concernant cet
éventail ? Il faut tout d'abord examiner la scène centrale.
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Elle
paraît d'emblée en lien avec la boutique anglaise évoquée par les
inscriptions sur les malles : "L V London". C'est bien le cas, car nous
retrouvons la même illustration sur des affiches ou encarts
publicitaires de l'époque. Il est même intéressant de noter que
certaines de ces illustrations comportent le numéro de téléphone du
magasin londonien et d'autres pas, à l'instar de notre éventail, qui
donne le numéro parisien mais ignore le numéro londonien.
Nous en
conjecturons aussitôt que (c'était encore le cas dans notre lointaine
jeunesse) les numéros de téléphone n'étaient pas alors attribués avec
la rapidité actuelle, et que le magasin de Londres n'a pu disposer de
son numéro que trop tard pour qu'il figure sur tous les documents
publicitaires.
D'où une hypothèse supplémentaire, qui est que cet
éventail a été édité à l'occasion de l'ouverture du nouveau magasin de
New Bond Street. Les chansons en français pouvaient dès lors soit être
privilégiées par les clientes de la rue Scribe soit renforcer à Londres
l'attrait pour la nouveauté parisienne, à une époque où les enfants de
bonne famille apprenaient très souvent le français.
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Les
scènes latérales méritent également d'être étudiées.
A droite figure en effet le magasin de la rue Scribe, que l'on retrouve
sur des phographies d'époque, et qui restera le fleuron de la maison
jusqu'à l'installation sur les Champs-Elysées en 1914.
Mais sur l'éventail l'implantation londonienne semble à première vue
d'importance équivalente. En réalité, il s'agit d'une boutique certes
remarquablement placée dans un quartier à la fois commerçant et huppé,
mais dont la façade étroite rivalise mal avec le navire amiral de
Paris. Mais un peu d'optimisme faisait déjà partie d'une bonne approche
"marketing" !
A
notre connaissance, les éventails étudiés ci-dessus resteront isolés
dans la saga de Louis Vuitton, à travers la diversité de leurs rectos
et l'uniformité de leur verso publicitaire. Pour autant les liens de la
marque avec les éventails n'étaient pas terminés. Ainsi, nous
apprenons (https://www.malle2luxe.fr/malle-aero-et-aviette-louis-vuitton-voyage-voler-en-avion-montgolfiere-aeroplane/)
qu'en 1920 encore, lorsque le malletier imagine pour le 5ème Salon de
l'Aéronautique (au Grand Palais à Paris) une "malle Aéro" extra légère
pour homme, il lui fait correspondre pour les femmes une "malle
Aviette" pouvant contenir "chapeaux, linge, voilettes, éventails, bas,
jupes....".
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Les décennies suivantes ne furent guère favorables à l'éventail dans le
monde de la mode, malgré quelques exemples contraires comme les
éventails assymétriques de Christian Dior. Toutefois dans les années
1980 on le vit refleurir aux mains de Karl Lagerfeld, "l'homme à
l'éventail". Et même quand celui-ci décida d'abandonner à la fois
l'éventail et des kilos superflus, il en conserva à l'occasion dans ses
défilés, tout comme d'autres maisons de couture. En 2009, l'actrice
espagnole Rossy de Palma, muse d'Almodovar, mettait pour Louis
Vuitton les éventails sur le devant de la scène.
En 2011, Louis Vuitton
fit de même appel à Anne Hoguet,
et la collection de cette année-là les présenta d'une manière quelque
peu déjantée.
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(Collection Louis Vuitton Été 2011)
« Les trois tops choisies pour incarner la collection, Freja Beha
Erichsen, Raquel Zimmermann et Kristen McMenamy, sont parées
d'accessoires vintage – comme les éventails, subtiles références aux
influences japonisantes – mêlés à une modernité presque rock ».
(Pauline Gallard, Gala, lundi 24 janvier 2011)
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Ainsi les éventails, à travers les changements qui ont affecté le monde
et la maison Louis Vuitton, continuent-ils leur vol !
Pierre-Henri Biger 2018
Pour citer cet article, : Pierre-Henri Biger, "Des éventails de Louis Vuitton", Place de l'Eventail (www.eventails.net), 2018"
Et si vous souhaitez le conserver commodément ou l'imprimer, le voici en format pdf